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A
u sujet du bonheur,
je vous ai entendu
citer Nietzsche :
“ La souffrance
n’est pas une
objection contre la vie.”
Doit-on éprouver le pire pour
accéder au bonheur ?
Peut-on justifer la souffrance ?
Bertrand Vergely
Surtout pas ! Je pense que c’est
une pensée dangereuse dans
la mesure où il s’agit d’une re-
constitution a posteriori. Nous
sommes dans ce que Bergson
appelle l’illusion rétrospective.
Des êtres vivent des épreuves
diffciles. Ils découvrent à cette
occasion des forces qui leur
permettent de faire face. Après
l’épreuve, il peut être tentant de
penser qu’il fallait passer par
une épreuve pour en arriver là.
Formulation problématique car
cela tend à dire qu’il faut souf-
frir pour découvrir son potentiel
de force. Cette justifcation de
la souffrance ouvre la voie à
toutes les dérives possibles et
notamment à la dérive doloriste
qui fait de la souffrance le pé-
dagogue suprême. Dans l’his-
toire qui est la nôtre, rien n’a fait
autant souffrir les êtres humains
que l’optimisme à propos de
la souffrance, insistant sur son
caractère rédempteur. Les pou-
voirs les plus violents, les plus
cruels, les idéologies les plus
cyniques ont constamment
vanté les bienfaits des guerres,
des souffrances et des crises.
Quand on ne souffre pas, il est
facile de trouver la souffrance
bonne. Quand on souffre, il en
va autrement. Je crois que la
vie obéit à un projet qui est la
vie même. Nous sommes faits
pour vivre. C’est parce que
nous sommes vivants que nous
avons la force de souffrir et non
pas parce que nous souffrons
que nous avons la force de
vivre. Alain a merveilleusement
résumé cette attitude en écri-
vant à propos de héros qui se
sont dévoués pour la patrie :
“Ce n’est pas parce qu’ils mour-
raient pour la France, qu’ils
étaient heureux mais parce
qu’ils étaient heureux, qu’ils
avaient la force de mourir pour
la France.”
François de Montfort
Tout ceci me fait penser au dis-
cours de Steve Jobs*,à Stanford.
Il y retrace les trois événements
majeurs de sa vie : son aban-
don par sa mère, son licencie-
ment de sa propre société par
le directeur qu’il avait lui-même
embauché et son cancer du
pancréas. Il explique aux étu-
diants le rebond qu’il a vécu
après ces trois événements qui
se sont fnalement avérés salu-
taires. Il y a je crois, dans un
chef d’entreprise, cette espèce
de capacité de rebond, qui
est dans sa nature propre. Aux
Etats-Unis, les investisseurs pri-
vilégient les personnes qui ont
déjà connu l’échec. Ils se disent
qu’il y a chez elles une force
vitale supérieure. Je ne pense
pas que Steve Jobs cherchait à
nous persuader qu’il fallait qu’il
passe par ces trois événements
pour en arriver là où il en est au-
jourd’hui. Il dit simplement qu’il
a tiré le meilleur du pire.
C’est le premier jour de l’automne.
Dans le parc du prieuré Saint Augustin, à Angers,
Bertrand Vergely et François de Montfort
s’assoient face à face,
à une table en bois joliment nommée
“Hespéride”.
Bertrand Vergely répond à nos questions et
éclaire nos interrogations, avec méthode et conviction.
Il ne tremble pas quand il dit
d’en fnir avec le narcissisme et d’être dans la vie.
Il fait doux. C’est une après-midi parfaite
pour
une leçon de bonheur.
 * interview réalisée avant son décés.
B
ertrand Vergely
Il y a deux lectures possibles
de toute épreuve. La première
lecture, abstraite, tente de me
convaincre qu’il faut souffrir
pour vivre. La seconde est celle
qui me rappelle, non pas qu’il
faut souffrir pour vivre, mais
que je peux traverser la souf-
france parce que je suis vivant.
La vie nous envoie d’abord de
la vie. à l’occasion de la vie,
nous rencontrons des épreuves.
L’épreuve n’est ni le but de la
vie, ni son moyen. Elle est un ac-
cident auquel il faut faire face.
En ce sens, je crois aux forces
de vie qui se trouvent dans les
individus et à leurs capacités
à vivre malgré la souffrance, et
non grâce à elle. Cela change
tout parce que cela évite d’en-
chaîner les êtres humains à
des logiques cruelles. Tous les
fascismes font l’apologie du
Mal et de la douleur. Toutes les
perversions également. Il faut
avoir le courage de dire qu’il
n’y a aucune utilité au Mal. Ce
qui n’est pas simple. Il est plus
facile d’adorer le Mal que de le
démystifer.
François de Montfort
Je suis d’accord pour dire que
certains savent comment faire
des épreuves des forces de vie
supplémentaires, des forces vi-
tales. D’autres cependant sont
désarçonnés par l’épreuve et
la souffrance. La dépression
existe ; certains sont dépressifs
et doivent être soignés médica-
lement pour reprendre goût à
la vie. Je trouve qu’il y a là une
sorte de mystère ; il y a ceux
qui savent rebondir et il y a les
autres.
Bertrand Vergely
Je crois que face aux épreuves,
il y a là encore deux attitudes.
Il y a ceux qui savent surmon-
ter l’épreuve en se servant de
celle-ci comme d’un tremplin
pour lutter, apprendre, progres-
ser. Cette capacité géniale ren-
voie aux forces mystérieuses du
Moi de l’homme, de la liberté,
de la création. Il y a toutefois
une autre attitude que l’on
trouve chez ceux qui se laissent
terrassés par les épreuves. Cette
attitude s’enracine dans la
culpabilité. Nous sommes trau-
matisés par une épreuve quand
nous nous sentons humiliés par
celle-ci. Nous sommes abattus
quand nous vivons cette
épreuve comme une punition.
Il s’agit là d’un processus humain
mais infantile. Que de gens
rentrent en dépression en se
crispant sur une position nar-
cissique. Que de gens font une
crise en croyant que le Ciel ne
les aime pas !
Mais n’y a-t-il pas
des caractères plus ou moins
optimistes, de nature ?
Bertrand Vergely
Je dirai que ce n’est pas un
problème de nature mais d’évo-
lution. Certaines personnes
n’ont pas de problème d’ego.
Quand il leur arrive une épreuve,
elles ne prennent pas celle-ci
comme une gife qu’on leur
infige. D’autres personnes au
contraire ont une réaction in-
fantile et la vivent comme une
insulte. Cette attitude se produit
d’autant plus qu’elle est encou-
ragée par un certain climat qui
appelle la dépression ; d’où ces
propos que l’on entend parfois :
“ Tu n’es pas déprimé, effondré,
tu ne demandes un arrêt mala-
die, tu ne fais pas un procès, tu
n’as pas envie de te suicider ?
à ta place, je serai effondré. ”
Regardez un enfant se cogner
sur une table. Il a mal mais rien
ne se passe. Mais soudain, la
mère arrive et dramatise : “ Oh
mon chéri ! Comme tu dois avoir
mal ! ” Du coup, l’enfant se met
à pleurer… Il faut le dire, il existe
une certaine cuisine mentale
qui précipite notre monde dans
la crise.
Existe-t-il des soutiens
qui aident à faire face
à l’épreuve, positivement ?
François de Montfort
Je pense que la foi aide. L’im-
pression de ne jamais être tout
seul est forte. Il existe aussi des
personnes bienveillantes qui
aident. Jeune, j’ai vécu des
épreuves qui m’ont permis, non
pas de m’entrainer car on ne
s’habitue pas au mal, mais qui
m’ont aidé. L’estime profonde
de soi est un élément qui fait
que le malheur vous atteint
moins. Il ne s’agit pas d’orgueil
mais d’une sorte de confance
et de solidité intérieures.
»
Il faut le dire,
il existe
une certaine
cuisine mentale
qui précipite notre
monde dans
la crise
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dialogue