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Bertrand Vergely
Je suis d’accord, trois choses
peuvent nous aider dans
l’épreuve. Premièrement, une ap-
proche spirituelle de la vie. Tout
change quand on se sent relié
à une dimension supérieure de
l’existence. On relativise ce que
l’on vit. Par ailleurs, la solidarité
humaine, l’amitié, l’affection. En-
fn, osons le dire, un sain orgueil,
une certaine ferté. Je reviens sur
ce que vous dites de l’estime
de soi. Je crois pour ma part, à
l’idée d’une sorte d’alarme inté-
rieure. J’ai toujours senti qu’il ne
fallait pas mettre d’huile sur le
feu. J’ai toujours senti une voix
intérieure m’empêchant de tom-
ber dans la spirale du désespoir.
Une voix me disant : “ Stop, tu en
fais trop. Arrête de manipuler le
monde en manipulant ta souf-
france. ”Ce qui ne va pas de soi.
Il existe une théâtralisation de la
douleur. Quantité de gens vivent
de celle-ci : médecins, prêtres,
journalistes, avocats, hommes
politiques, syndicalistes, respon-
sables d’associations, individus
lambda cherchant à sortir de
l’anonymat.
Vous voulez dire qu’il existe
une tendance à théâtraliser
son malheur ?
Bertrand Vergely
Oui, d’où le sens de la morale.
Il me semble que la vertu
consiste à ne pas manipuler
son malheur et donc à demeu-
rer sobre, humble, en ne faisant
pas de celui-ci un levier de
pouvoir. D’où la profondeur des
gens heureux. Ils savent résister
à la tristesse et témoigner de la
vie face à la mort.
Il existe pourtant bien un inté-
rêt à dire ce qui ne va pas ?
J’ai l’impression qu’on oppose
le positif et le négatif. Le posi-
tif est dans la vie, le négatif
ne vaut rien.
Bertrand Vergely
Il importe de préciser ce qu’est
l’optimisme. Celui-ci n’est pas
de l’euphorie mais une réaction
de survie quand les choses vont
mal. Le seul moyen de s’en tirer
consiste à s’appuyer sur ce qui
va le moins mal. C’est que veut
dire “ optimiser ”. On n’est pas
optimiste par plaisir mais parce
qu’il le faut. C’est une question
de survie. Pour ainsi dire, c’est
un devoir. En ce sens, le bon-
heur relève d’un pragmatisme
radical.
François de Montfort
Je vois des similitudes avec l’en-
trepreneur qui a en lui cet instinct
de vie phénoménal : la remise
en cause continuelle, la capa-
cité à prendre les problèmes
avec réalisme, à avoir confance
dans l’avenir. Il ne marche qu’à
la confance ; embaucher sans
savoir si demain, il aura le mar-
ché, faire sans toujours savoir ce
qu’il faut faire. L’entrepreneur est
un confant réaliste.
Bertrand Vergely
Parfaitement. L’entrepreneur
agit souvent le dos au mur. Sa
qualité principale est de faire
face. Il est payé pour expliquer
que l’entreprise va faire face et
qu’il y a un pilote dans l’avion.
Il me fait penser au barreur
dans ces bateaux d’aviron, qui
encouragent toute leur équipe
pour ramer au maximum dans
la compétition afn de gagner.
Le chef d’entreprise est là pour
donner le sens. Et le sens, c’est
l’énergie et la joie.
François de Montfort
Oui, il ne peut pas se permettre
d’être malheureux. La dépres-
sion ne peut pas l’atteindre. Il
est au bord du désespoir mais
il n’a pas le temps d’être mal-
heureux. Il est dans la précarité
et c’est ce qui le fait avancer,
pagayer envers et contre tout.
L’optimisme ne doit pas
empêcher le réalisme et
une certaine prise en compte
des risques.
Bertrand Vergely
Mais l’optimisme n’est jamais
qu’un réalisme abouti. C’est
parce qu’on à affaire à des situa-
tions délicates qu’on cherche à
optimiser. Un entrepreneur n’est
jamais dans l’utopie. Il ne dit pas
que tout va bien mais qu’il faut
que tout aille bien.
François de Montfort
J’y vois une certaine forme de
sagesse. L’entrepreneur a quand
même un côté un peu utopique.
Il rêve de changer le monde à
travers ses produits, ses services.
Cela ne l’empêche pas d’être
dans un réalisme total. Il sait bien
qu’il faut que les gens achètent
ses produits ou ses services.
Bertrand Vergely
Fondamentalement, un entre-
preneur ne veut pas mourir.
Il veut vivre.Premièrement,parce
qu’il n’a pas le choix et parce
qu’il aime ça. C’est ce que veut
dire positiver : détester la mort
et adhérer à la vie. Cette atti-
tude donne une force immense.
Elle repose sur une révolution
intérieure que l’on peut résumer
ainsi : il ne s’agit pas de savoir
pourquoi le monde va mal mais
comment soi, on peut aller bien.
L’intelligence de la vie est une
intelligence de soi-même.
L’estime profonde
de soi est un
élément qui fait
que le malheur
vous atteint moins
Je comprends qu’il y a une
sorte de tension : je dois tra-
vailler sur moi-même mais en
même temps, ne pas trop me
regarder le nombril.
François de Montfort
On est un peu dans l’injonction
paradoxale telle que l’entre-
prise la vit quotidiennement :
confance mais contrôle, valeur
mais prix faible, temps court
mais long terme, responsabilisa-
tion mais obéissance.
Bertrand Vergely
Un entrepreneur est confronté
à des situations complexes.
Cela vient de ce qu’on lui de-
mande tout ; comme vous le
dites : d’aller vite mais d’avoir
le sens du long terme, d’obéir
à des règles mais d’être créa-
tif, de contrôler mais de faire
confance. Je pense que c’est
inévitable et qu’il est possible
de répondre à ces paradoxes
en donnant une place et un
temps à chaque chose. Les
paradoxes de l’existence de-
viennent moins douloureux dès
qu’on organise le monde, l’exis-
tence, en se donnant du temps
pour chaque chose et en don-
nant des places. Concrètement,
cela veut dire par exemple qu’il
y a un moment pour parler
contrôle et un moment pour
parler confance. Du coup, il n’y
a pas de souffrance. En vivant
ainsi les choses, on s’occupe
bien de soi sans s’apitoyer sur
soi. On ne subit pas.
La force de vie n’empêche
pas la souffrance. Comment
gère-t-on cette souffrance ?
Bertrand Vergely
Gérer la souffrance consiste à
distinguer la souffrance néga-
tive, à savoir subir, de la souf-
france positive, à savoir supporter.
La souffrance négative est un
délire qui consiste à ne plus rien
supporter ou à l’inverse, à tout
subir. On sort de ce délire en
revenant à soi, en s’occupant
de soi. Donc, en n’étant plus
pour ou contre la douleur mais
dans sa dignité d’être humain.
“ J’existe, je ne suis pas rien. ” ;
voilà la phrase qui sauve. La clé
est donc dans le mental. Diriger
une entreprise, c’est faire cette
révolution. C’est savoir rester
soi-même, envers et contre tout.
C’est surmonter le narcissisme
du “ j’aime / je n’aime pas ”.
Il y a pourtant bien des souf-
frances à entendre ?
Bertrand Vergely
C’est grâce à cette expérience
de centration en soi que l’on de-
vient capable de comprendre
ceux ou celles qui souffrent.
Quand on a vu la diffculté
qu’il y a à rester soi malgré les
épreuves, on comprend les dif-
fcultés de ceux qui n’y arrivent
pas tout de suite, avec un grand
sentiment fraternel et humain.
Et puis, on peut s’ouvrir à cet
au-delà de la souffrance où
se trouve la vraie souffrance.
Les grandes souffrances sont
muettes et discrètes. Elles ne se
mettent pas en spectacle. La
seule souffrance est celle du
temps ; ce temps entre le dia-
gnostic du mal et la solution pour
le mal. Le problème n’est pas le
mal en soi mais bien de vivre
avec lui. Là, il est impératif de cal-
mer le jeu au niveau de la tête.
Que dites-vous à une per-
sonne atteinte d’une maladie
incurable ? Comment peut-
elle rester dans la vie ?
Bertrand Vergely
Faisons attention à ne pas iden-
tifer un être humain au statut
d’incurable. Ce n’est pas parce
qu’une partie de votre être ne
va pas que la totalité de votre
être ne va pas. Je dirai donc à
une personne incurable qu’il y
a en elle des forces, une partie
de son être à laquelle elle doit
renoncer mais que la profon-
deur de son être vivant, dans ce
que cette profondeur peut avoir
d’essentiel, demeure toujours
vivante
Un entrepreneur n’est jamais
dans l’utopie. Il ne dit pas
que tout va bien mais qu’il
faut que tout aille bien
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dialogue