La gratuité - Caminno Slow Janvier 2015 - page 42-43

Penser la gratuité nous coûte cher, tant le
concept est polysémique et polymorphe,
surtout dans notre société néolibérale.
Le dialogue entre Scipion et Angela est bien
révélateur de notre façon spontanée de poser
le débat, entre intérêt et désintéressement.
Mais si la gratuité est vraiment l’absence totale
d’intérêt, n’est-elle pas disqualifiée d’avance ?
En effet, si on utilise pour la saisir la grille
de lecture de la pensée libérale, considérant
que l’individu maximise toujours son intérêt,
comment la défendre ? Comme le souligne
Bourdieu, nous avons tous intérêt à défendre
le désintéressement ! Mais en quoi consiste au
juste ce désintéressement ? L’article de Fran-
çois qui « fait des coupes » montre bien que
le désintéressement est à rattacher au besoin
existentiel de donner. Mais peut-on vrai-
ment donner avec absence d’intérêt ? De quel
intérêt parlons-nous ? Cette conception du
don correspond en fait à une interprétation
moderne selon laquelle le don ne peut exister
que s’il est « pur » ; ce qui le rend impossible.
C’est ce qu’a tenté de montrer Derrida, pour
qui le don « s’annonce, se donne à penser
comme l’impossible ». Selon cette conception,
le don est impossible car toutes les actions
humaines se feraient par intérêt. Dès qu’il y
a en apparence du don, il y aurait en réalité
de l’intérêt. L’intérêt étant un des moteurs de
l’échange marchand, le don disparaîtrait au
profit de cet échange marchand.
Pour nous en sortir, nous pourrions opposer
la gratuité avec la réciprocité, comme l’ont
fait beaucoup d’auteurs. Dans ce cas, l’en-
treprise, qui est considérée par les sciences
de gestion comme le lieu de la réciprocité
symétrique par excellence, exclurait le don
puisque, selon Derrida, « pour qu’il y ait
don, il faut qu’il n’y ait pas réciprocité ».
Cependant, cette opposition est un piège, si
l’on entend la réciprocité au sens contractuel.
Dans cet esprit, le management aura toujours
« intérêt » à penser séparément l’échange
marchand et le don, afin de les mettre à leur
juste place, comme le laisse entendre Jacques
Stefani. Néanmoins, si cette séparation est
commode intellectuellement, est-elle légi-
time ? Dans la mise en relation entre gratuité
et profit, Pierre d’Elbée montre que le don
pourrait même fonder le « lucratif ». C’est
bien ce qu’a montré Marcel Mauss chez les
chefs des tribus dites archaïques, qui entrent
en relation par le jeu du don (nommé la
kula
) avant de procéder au commerce : le
don permet le commerce ; l’inverse serait un
affront. Le don permettrait donc l’échange
marchand, en particulier l’échange contrac-
tuel du travail. Mais si l’on considère qu’il
y a don uniquement parce qu’on travaille
en général au-delà du contrat de travail, on
risque de penser le don uniquement comme
un manque de perfectionnement du contrat…
Comment sortir de ce piège ?
Mauss, en plus de la tension intérêt/gratuité,
interroge la tension liberté/contrainte dans
le don, surtout dans ce qui pousse le dona-
taire à rendre. Ainsi, pour lui, le triptyque
donner-recevoir-rendre s’explique aussi par
un sentiment d’obligation que crée la dette,
qu’elle soit vécue positivement ou négative-
ment. D’après lui, c’est ce triptyque qui fonde
le lien social. Le débat se déporte alors vers
une question d’ordre anthropologique. En
effet, nos actes de don semblent être dictés,
selon Mauss, par la dette que l’on perpétue
en redonnant, parce que l’on a reçu. De ce
fait, le don serait plus ou moins vécu sous
la contrainte, laissant peu ou prou la place
au désir libre. N’y a-t-il pas d’autres raisons
de donner ? Mauss laisse lui-même un indice
quand il découvre que le don véhicule l’iden-
tité du donateur : c’est toujours soi-même que
l’on donne ; « on se donne en donnant ». Or,
si c’est soi-même que l’on donne à travers
tout acte de don, qui serait capable de rendre
ce « soi » ? La logique de réciprocité ne peut
épuiser celle de gratuité. C’est dans ce don
de « soi » que se situe en réalité une dimen-
sion de gratuité, lorsque l’intention de don
vise la reconnaissance mutuelle. La gratuité
gagne alors en intérêt, si on se réfère à son
sens originel. La gratuité est dérivée du latin
gratia
, signifiant reconnaissance, faveur. Le
don de soi, peut alors être vécu de manière
gracieuse, au sens d’une grâce qui libère. Il
est intéressant de voir que l’équivalent anglo-
saxon de gratuit est free, qui signifie aussi
libre. La question n’est pas d’abord liée à l’in-
térêt, mais à la finalité de cette grâce : en quoi
révèle-t-elle la liberté humaine ? Finalement,
c’est bien parce que l’on donne pour exister
et pour reconnaître autrui que le don ouvre à
la gratuité, et non pas en raison d’une hypo-
thétique absence d’intérêt. La gratuité, vécue
par grâce, devient alors l’écrin de la réci-
procité, comme le laissent penser l’évangé-
liste : « Vous avez reçu gratuitement, donnez
gratuitement » (Matthieu 10:8)
Derrida, J.
Donner le temps,
Éditions Galilée, Paris, 1993.
Godbout, J. T.
L’esprit du don,
Éditions L. D. Syros, 1992.
Mauss, m.
Essai sur le don.
Éditions Presses Universitaires
de France, Paris, 1925.
Relit
slow
Benjamin Pavageau
Benjamin Pavageau est enseignant chercheur à l’Ircom. Une école
qui est née à Angers à la même époque que Caminno. Une école
qui a formé de nombreux collaborateurs et avec laquelle nous
avons des échanges structurants. Benjamin mène actuellement une
recherche sur « le rôle du don et du gratuit dans le développement
du leadership. » Il nous fait l’amitié de relire
Slow
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Si c’est soi-même
que l’on donne à
travers tout acte
de don, qui serait
capable de rendre?
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