Pierre d’Elbée
Si c’était cela, je ne trouverais rien à redire.
J’adhérerais. Mais non, tout le monde a en
tête les provocations de ce journal, et que
tu le veuilles ou non, ce sont des images
violentes auxquelles je ne peux pas m’asso-
cier, parce qu’elles sont facteurs de haine.
D’autre part, on n’a pas besoin de s’appeler
Charlie pour condamner l’assassinat. Il y a
des fous qui refusent de s’appeler Charlie
en disant « c’est bien fait pour eux ». C’est
évidemment insupportable, personne ne peut
défendre une telle position sérieusement dans
une démocratie.
Aurélie Jeannin
Être Charlie, c’est défendre le fait de pouvoir
pratiquer son métier, que l’on soit journaliste,
policier ou agent d’entretien, sans risquer
sa vie. Être Charlie, c’est défendre le fait de
pouvoir être libre de sa façon de parler, de
s’émouvoir, de rire, de pleurer, de réagir à
certains sujets. C’est un message ouvert et je
crois que c’est pour cela qu’il a connu une telle
résonance. La population, française mais aussi
mondiale, s’est reconnue dans ce message, à la
fois parce qu’il faisait écho à un acte barbare
précis mais surtout, selon moi, parce qu’il
cristallisait beaucoup d’autres combats. C’est
un message fédérateur, qui dépasse l’actualité,
qui dépasse Charlie. C’est un message qui dit
non aux ségrégations, non à l’extrémisme,
oui à la tolérance, oui à la démocratie. C’est
un message qui dépasse le fait de société, ses
protagonistes, son périmètre géographique.
Je crois que les citoyens ne pleuraient pas tant
Cabu, Wolinski…, que leur propre société.
Ils pleuraient que leur monde soit capable
de faire cela. Ils pleuraient que l’on ne soit
plus capable d’être différents. Ils pleuraient la
crise qui nous rend pessimistes, la politique
qui nous rend suspicieux, la météo qui nous
rend moroses. Ils pleuraient que l’on ne sache
pas vivre ensemble.
Pierre d’Elbée
Ça fait beaucoup. En ce qui concerne la
pratique journalistique, je ne peux pas ignorer
le cri de Delfeil de Ton qui a fait partie de la
première équipe de Charlie, avant de quitter
le journal en 1975, et qui adresse au direc-
teur Charb ce reproche posthume : « Il était
le chef. Quel besoin a-t-il eu d’entraîner
l’équipe dans cette surenchère ? ». Cette voix
me paraît indispensable à entendre. Il faut
Aurélie Jeannin
Je me souviens d’un spectacle de l’humo-
riste Patrick Timist dans lequel il évoquait
les personnes trisomiques ; cela avait choqué
les personnes concernées. Par définition,
celui qui est concerné est sensible et donc,
susceptible, moins réceptif. C’est humain.
Le ton de
Charlie Hebdo
est volontairement
provocateur, nul ne peut dire le contraire
mais c’est un travail et un humour précis. Il
faut du second degré mais aussi de la culture,
de l’empathie, de la finesse d’esprit pour en
saisir toutes les nuances. Parfois, c’est juste
trop, sans doute, mais c’est un ton. Le leur.
Son accès est limité – c’est un journal papier
qui n’a pas de version numérique – et payant.
Pierre d’Elbée
Charlie Hebdo
s’est fourvoyé avec des dessins
choquants pour nombre de croyants, musul-
mans et chrétiens. Pour moi, cette liberté est
un moindre mal. Je l’accepte parce que si on
la refuse, le mal est plus grand que ce que l’on
veut préserver. La société française fait preuve
de maturité en acceptant un journal qui dit des
choses choquantes. Mais la loi n’est pas suffi-
sante pour créer du bien vivre, il faut aussi que
les gens réfléchissent sur les conséquences de
leurs actes, mêmes légaux. Il y a des actes qui
sont légaux mais qu’il faut éviter de faire, selon
les circonstances comme le dit Obama.
Aurélie Jeannin
C’est compréhensible mais tu seras d’accord
pour dire que nous ne pouvons pas être tenus de
vérifier que personne ne sera offusqué à chaque
fois que l’on veut dire quelque chose. Pour-
quoi accepter des caricatures politiques mais
pas religieuses ? Pourquoi ne pas s’offusquer
d’un humour trash sur les blondes mais s’élever
contre les blagues sur les handicapés ? Tout,
absolument tout, est particulier et contextuel.
Tout dépend de tout. La complexité de notre
monde, dans toutes ses acceptions, pourrait
s’avérer parfaitement paralysante. L’histoire
de telle ethnie, l’identité de telle confession, les
convictions, le parcours, les particularismes,
les circonstances, les moments, les personnes…
Tout est variable et tout, à tout moment, pour-
rait justifier que l’on ne s’exprime sur rien, ou
alors à grand renfort de guillemets, de tournures
diplomates, de termes adoucis. Cela donne
les discours politiques. Nous devons pouvoir
tout dire. À chacun ensuite de cheminer avec,
selon sa philosophie personnelle. J’entendais à
sortir de l’alignement républicain aveugle
derrière une ligne éditoriale qui n’a que faire
de suiveurs et qui a donné dans la surenchère.
L’attitude des médias anglo-saxons est à ce
sujet éloquente : ils se sont montrés globale-
ment solidaires du mouvement de protesta-
tion, d’indignation de notre pays mais ont
souvent refusé de montrer les dessins de
Charlie Hebdo
. Je pense aux journaux
The
Telegraph, NewYork Daily News, le Wash-
ington Examiner,
et à la majorité des grandes
chaînes de télévision américaines, dont
CNN
et
NBC
, qui ont pris la décision de ne pas
montrer les dessins.
Aurélie Jeannin
La question de la liberté d’expression est
complexe. Où s’arrête-t-elle ? Quelle diffé-
rence faire entre ces caricatures et les propos
négationnistes d’un Dieudonné ? Dire que les
dessinateurs de
Charlie Hebdo
sont allés trop
loin, en abordant un sujet trop sensible est
bien entendu une question que je me pose…
Au sujet de la perception étrangère de cet événe-
ment, je dirai qu’il s’agit aussi d’une différence
de culture. La liberté d’expression est un droit
en France. C’est un bien précieux que beau-
coup de pays n’ont pas, même aujourd’hui. Il
n’y a pas de démocratie sans liberté de blâmer,
de critiquer, et en France tout particulière-
ment, existe cette liberté, truculente, parfois
gauloise, grivoise, de rire même de choses
sérieuses. C’est dans notre culture.
Pierre d’Elbée
Je ne crois pas que ce soit seulement une
question de culture, mais une manière diffé-
rente de vivre la démocratie. Barak Obama a
dit cette phrase qui me paraît très juste ici :
« Nous avons parlé à plusieurs reprises de
l’importance de protéger la liberté d’expres-
sion, qui est inscrite dans notre Constitution.
Autrement dit, nous ne nous interrogeons pas
sur le droit de telles choses à être publiées,
simplement sur le jugement qui a présidé à la
décision de les publier. » Barak Obama n’est
pas un modèle de personne coincée…
Régis de la Perraudière
« L’insulte n’est pas la liberté d’expression. Je ne crois pas que l’on puisse
tuer des personnes au nom d’une religion ou d’une idéologie. Je ne crois
pas non plus que l’on puisse moquer, insulter une personne, traîner dans
la boue la religion d’un autre, les institutions, les politiques au nom de la
liberté d’expression. L’insulte est une violence. L’insulte n’est pas la liberté
d’expression et la tolérance. Celui qui blesse grossièrement les consciences
participe aussi à la violence. Paix à leur âme… mais je ne suis pas Charlie. »
Michel Pagès
« Je suis Charlie. Bien sûr que je suis Charlie. Pas le choix. Cela fait
40 ans qu’on me « charlifie », qu’on se moque de mes valeurs, qu’on
caricature mes convictions, qu’on désacralise mes héros. J’ai l’habitude.
Déchristianisé, je suis un peu leur produit. Et Charlie est rentré dans
le système. La liberté d’expression ? Comme disait Voltaire : « Je hais
vos idées mais je me battrais jusqu’au bout pour que vous puissiez les
exprimer. » Sauf qu’aujourd’hui, le politiquement correct a bien corseté
les débats. Faussement consensuel, ce signe de ralliement cache en fait
bien des chausse-trappes et des non-dits. Ce ne sont pourtant pas les
premiers cas de terrorisme islamique. Comme une greffe qui ne prend
pas. Paradoxalement, cet angélisme du système à l’égard de la « religion
d’amour et de paix » a été pris à revers. Va comprendre, Charlie ! Donc
oui, je suis Charlie … pas rancunier et pas dupe. »
Marc Jarrossay
« Je suis Charlie, oui. Définitivement. Viscéralement. Pour la liberté d’ex-
pression. L’argument est bateau, mais essentiel. Et puis il faut lire
Charlie
Hebdo
pour comprendre que derrière la satire, cette joyeuse bande n’est
constituée que d’humaniste, de pacifistes. De gens que la bêtise, l’igno-
rance et l’obscurantisme révoltent. Non
Charlie Hebdo
n’est pas anticlé-
ricale, anticapitaliste ou écolo. Ils ne dénoncent que les excès et la bêtise
de ce monde avec leurs armes : l’humour. »
La loi n’est pas suffisante
pour créer du bien vivre,
il faut aussi que les gens
réfléchissent sur les conséquences
de leurs actes, mêmes légaux
Christophe Poissenot
Je suis Charlie ! Des hommes sont morts d’avoir été insolents. Être
Charlie n’est pas être
Charlie Hebdo
! Être Charlie, c’est être riche de la
liberté d’expression et, qu’on le veuille ou non, cette liberté donne droit
à l’insolence. »
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