La gratuité - Caminno Slow Janvier 2015 - page 32-33

le cadre, lorsque c’est gratuit, je n’ai pas de
limites. Dans le bénévolat, on accepte la fragi-
lité, on a le droit à la faiblesse, on laisse place
à la bienveillance, ce qui m’intéresse c’est ce
que tu es et non pas uniquement ce que tu fais.
On prend aussi le temps de perdre son temps,
on relaisse la place à l’humain, on se donne
le droit de ne pas être parfait. Au départ, les
super-pros arrivent avec leurs gros bras et
leurs titres et, petit-à-petit ils deviennent eux-
mêmes et se donnent le droit à la faiblesse.
Ces changements d’attitude améliorent large-
ment l’efficacité de leur action.
Est-ce que c’est transposable dans l’entreprise
ou faut-il garder des mondes séparés chacun
avec leur logique ?
L’entreprise a tout à gagner à redonner de
la place à la gratuité. L’entreprise doit se
demander « À quoi je sers fondamentale-
ment ? » La financiarisation des dernières
années a fait des résultats financiers la finalité
de l’entreprise, tuant son efficacité à petit feu.
Le mécénat externe ne peut être une compen-
sation à une activité purement économique.
Les gens ont besoin de mécénat interne, il
s’agit de redonner de la place aux fragilités
internes. L’entreprise se fragilise en n’accep-
tant pas ses fragilités internes. L’énoncé de
ses fragilités libère la relation et la créativité.
J’ai connu un chef d’entreprise qui a avoué
à ses salariés qu’il ne pourrait plus payer les
salaires dans trois mois. Du coup les salariés
ont proposé des tas d’idées pour continuer
l’activité auxquelles il n’avait pas pensé. Dans
la précarité, je suis ouvert à ce que les autres
m’apportent. Quand je rencontre un béné-
vole, je ne le paye pas, je m’intéresse d’abord
à ce qu’il est, pas à ce qu’il m’apporte.
Quel est le rapport au résultat dans votre
association?
Il est important, mais pas central. Prenons
un exemple : je monte une association pour
les SDF, je veux faire du résultat, je vais
monter une organisation, mettre l’activité
sous tension et peut-être que l’organisation
va faire du chiffre. Je vais cadrer mon univers
spatio-temporel. Si je me dis : « Ce qui
m’intéresse, c’est d’avoir le plus de monde
possible pour sortir les SDF de la rue, le
temps n’est pas une contrainte, je vais gérer
au rythme des bénévoles, je vais accepter
que je sème et que d’autres vont récolter, je
vais accepter de ne plus tout maîtriser », cela
sera sans doute mieux, et au bout du compte
beaucoup plus efficace. Il faut parfois redire
le rêve qui nous habite et que nous voulons
partager. Nous avons abandonné les grandes
utopies des années passées, car elles n’ont
pas fait leurs preuves (il y a cependant des
grandes avancées, Obama et Mandela, sont
quelque part, issus du « I have a dream » de
Martin Luther King). Entre associés dans des
périodes de crise, nous avons réaffirmé notre
rêve commun, cela a été vital pour repartir.
Est-ce que la gratuité catalyse la créativité ?
Dans notre association, on a peu de moyens,
on a juste l’argent dont on a besoin, cela rend
créatif. On s’autorise à dire que l’on a un
problème et on le partage, du coup les gens
deviennent solidaires et proposent des idées
créatives. Et puis, comme on l’a vu, la rela-
tion gratuite n’est pas une relation contrac-
tuelle limitée. Mais ce n’est pas la gratuité
qui crée la créativité, c’est l’humain remis au
centre de la relation.
Est-ce que le sens n’est pas une question un
peu cérébrale ?
Le sens est une signification, une direction et
une sensation, on sent que l’on est à sa place,
on ne saurait pas toujours dire pourquoi.
Comment réconcilier, résultat et personnes,
gratuité et marchand, maîtrise et lâcher prise?
Les choses ne s’opposent pas, elles s’inter-
pénètrent et se renforcent. Vous comme moi
prenons du temps pour cet entretien, nous
le faisons tous les deux « gratuitement ».
Cet échange nous fait grandir. Je crois que
nous devons passer de l’efficacité à la fécon-
dité, c’est sans doute la douce rupture dans
laquelle nous devons nous engager : rupture
car il faut accepter la fragilité, un lâcher prise,
oser la confiance, abandonner la volonté
de tout maîtriser, ne pas toujours savoir ce
que cela va donner, retrouver des personnes
et abandonner les titres pour retrouver une
vraie efficacité
Ce qui m’intéresse
c’est ce que tu es et
non pas uniquement
ce que tu fais
Si je me sens utile et si ce que
l’entreprise fait a du sens,
alors vous pouvez me demander
beaucoup et je n’aurai pas
l’impression de travailler
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interview
patrick bertrand
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