La gratuité - Caminno Slow Janvier 2015 - page 16-17

Sous quelle forme ?
Jacques Stefani –
Sous la forme
d’une bonne image externe,
mais aussi pour le personnel en
interne, parce que ces opérations
sont valorisantes pour lui, dans
la mesure où il sait qu’au Crédit
agricole, on peut aussi faire des
opérations désintéressées.
Si vous saviez que vous n’avez
aucun retour, le feriez-vous
quand même ?
Jacques Stefani –
Oui, nous le
ferions. On espère toujours un
retour, mais il est le plus souvent
invérifiable, impossible à mesurer
dans ce genre d’opérations.
Considérez-vous que la gratuité
a une place centrale ou plutôt
périphérique dans votre activité
professionnelle ? Dans toute
activité professionnelle ?
Dans la société ?
Jacques Stefani –
Clairement
périphérique dans une banque
comme le Crédit agricole. C’est
une activité marginale pour nous
et, à mon avis, pour toute société
commerciale. Je ne parle évidem-
ment pas ici des Restos du cœur,
mais de sociétés marchandes. Je
ne dirais pas du tout la même
chose de la société française dans
son ensemble, où la gratuité a
une place importante. Je pense
évidemment à la place de l’État
providence.
Est-ce une bonne chose ou pas ?
Jacques Stefani –
Il n’est pas
question de faire le procès de la
gratuité, mais il me semble qu’elle
devrait toujours avoir une contre-
partie, si minime soit-elle, ne
serait-ce qu’un début de recon-
naissance. Dans la gratuité entre
personnes physiques, elle existe
généralement parce que la rela-
tion humaine est là. La gratuité
institutionnelle, en particulier
d’État, est anonyme et alors le
don devient vite le dû. La notion
de dette se perd très vite.
Est-ce que cela voudrait dire que
tout bien provenant du collectif
est socialement dangereux ?
Jacques Stefani –
Pas du tout.
Mais au risque de choquer, je dois
dire que je suis plus à l’aise dans
l’échange marchand que dans
l’échange gratuit. Dans l’acte
commercial, le vendeur et l’ache-
teur sont sur un pied d’égalité, ou
pour le moins dans une situation
de liberté pour dire oui ou non,
et si c’est non, on peut se quitter
bons amis. Dans le don, il y a
parfois gêne pour celui qui donne
et souvent humiliation pour celui
qui reçoit. La gratuité est évidem-
ment nécessaire dans certaines
situations, mais si elle devient une
pratique généralisée, un mode
d’échange normal, je ne suis pas
sûr que ce soit très bon pour la
société, à commencer pour ceux
qui reçoivent. D’ailleurs, j’ai pu
constater dans ma vie person-
nelle qu’il n’est pas rare qu’une
personne qu’on a aidée gratuite-
ment veuille en retour se désen-
detter en quelque sorte, au-delà
même de ce qu’elle a reçu pour ne
plus être l’obligée.
À vous entendre on a
l’impression qu’on a intérêt à
pratiquer une certaine forme
de gratuité !
Jacques Stefani –
Oui et à
déposer le bilan ! Dans une entre-
prise, la gratuité ne peut être
qu’ultra-marginale, ne se situer
qu’au niveau du symbole. Mais
la gratuité n’est que la partie
émergée de l’iceberg, en dessous
et plus importante encore, il y a
l’honnêteté. C’est une obligation
morale, on a une certaine fierté
à la pratiquer et je suis persuadé
qu’on en tire globalement un
profit. La personne physique ou
morale honnête est respectée, y
compris par ceux qui ne le sont
pas. Si on ne peut pas abuser de la
gratuité, on peut utiliser l’honnê-
teté sans modération. On a géné-
ralement intérêt à être honnête.
Et dans notre iceberg, encore en
dessous, il y a la modération.
Dans les relations avec les clients,
il est important d’être tout simple-
ment raisonnable. Les cupides,
ceux qui veulent toujours plus,
finissent par se tirer une balle
dans le pied. On est généralement
rattrapé par ses abus. Les clients
finissent toujours par se venger, le
plus souvent avec leurs pieds, en
partant. Comme le locataire à qui
le propriétaire impose un loyer
trop élevé. Dans les relations
commerciales, comme dans la vie,
on accorde vite sa sympathie et
lentement sa confiance. La modé-
ration comme principe, l’hon-
nêteté comme morale et cerise
sur le gâteau la gratuité comme
symbole, c’est une bonne base
pour la confiance et la confiance,
c’est presque déjà la réussite.
Que faut-il souhaiter pour la
société française en termes de
gratuité ?
Jacques Stefani –
Pour finir je
vais formuler un rêve. Est-il
imaginable que l’on aille vers
moins de gratuité d’État et plus
de gratuité individuelle ? Comme
cela se pratique, je crois, dans les
pays anglo-saxons et du Nord de
l’Europe. On a du mal à imaginer
en France un recul de l’État-provi-
dence, tant nous nous sommes
habitués à ses générosités, mais
peut-être y serons-nous contraints,
parce qu’il n’en aura plus les
moyens. Les Français ne sont pas
parmi les plus généreux, surtout
si on prend en compte que l’État,
toujours lui, leur rembourse une
partie de leurs libéralités à travers
des réductions fiscales. La gratuité
d’État est source d’assistanat et
de dépendance. La gratuité indi-
viduelle est source de solidarité.
Et l’assistanat et la solidarité, ce
n’est pas la même chose.
La gratuité ne serait pas
totalement absente
de certains services,
ni au fond, d’attitudes
managériales quotidiennes
dans le monde
bancaire
La gratuité
individuelle
est source
de solidarité
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interview
Jacques Stefani
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