La gratuité - Caminno Slow Janvier 2015 - page 10-11

marginal nul. C’est le cas de tout ce qui est
numérisable, et qu’un ordinateur peut alors
copier quasi instantanément et quasi gratuite-
ment (dans le sens, sans aucun coût). La dupli-
cation à coût nul a permis à certaines logiques
de gratuité de prendre une importance telle-
ment grande qu’elles exercent aujourd’hui
une influence énorme sur le marché. Le cas
du logiciel libre est emblématique à ce sujet ;
puisqu’il est possible de distribuer sans coût
n’importe quel logiciel, et puisqu’il est possible
de se « rencontrer », par ordinateur interposé,
sur la base de ses centres d’intérêt et non plus
sur la base de la proximité géographique, des
communautés de développeurs passionnés
se sont formées autour d’un projet précis de
logiciel. Les membres de ces communautés
participent par passion, par altruisme, ou par
intérêt – mais pas par intérêt financier : plutôt
par intérêt d’usage, parfois pour acquérir
une expérience, voire même une expertise. Ils
s’entendent dans la très grande majorité des
cas pour distribuer leur logiciel sous « licence
libre », sans contrepartie financière, et en
autorisant n’importe qui à reprendre, modi-
fier, transformer leur création. Cette façon de
procéder est tellement efficace qu’elle a permis
de donner naissance aux logiciels les plus
utilisés du monde moderne, comme Linux,
Apache, l’excellent lecteur vidéo VLC, le navi-
gateur Firefox. Ces logiciels, instantanément
accessibles tout autour du globe, et rendant
un service objectif réel, se trouvent donc en
concurrence, dans une logique de marché, avec
des logiciels équivalents développés de manière
industrielle par des sociétés commerciales.
La gratuité numérique a fait des remous
dans bien d’autres domaines que dans celui
du logiciel. Les distributeurs de musique
sont bien en peine de voir que la musique
se distribue très bien sans eux. De même
pour les films, vidéos, et dans une mesure
pour l’heure un peu moindre, pour les livres.
Bien sûr, la société qui offre un logiciel pour
en vendre un autre, ou une musique pour
vendre un album, met en œuvre la gratuité
« commerciale », « faible » ; en revanche,
le passionné qui distribue son logiciel pour
peut-être rendre service à des inconnus, le
musicien qui offre sa musique sur Internet,
l’individu qui filme un concert et le met en
ligne par plaisir, ceux-là mettent en œuvre la
gratuité « forte », et impactent la société à
une échelle que jamais la gratuité n’avait pu
atteindre avant l’ère numérique. La gratuité
a pourtant une place de choix ; non pas dans
le monde commercial, mais dans le monde
spirituel. Les grands prophètes, aussi divers
qu’ils puissent sembler être, ont tous prêché la
gratuité. Jésus exhortait le riche de vendre ses
biens et donner le profit aux pauvres. Il deman-
dait à ses disciples de le suivre sans argent. Son
enseignement est gratuit, et il demande à ses
amis de vivre dans la gratuité, une gratuité qui
dépasse le simple fait de donner, qui va jusqu’à
demander de ne plus se préoccuper de posséder.
D’après les hadiths les plus fiables, le prophète
Mohamed a vécu pauvre, connaissant la faim,
vêtu d’une simple tunique. Cela implique forcé-
ment un enseignement gratuit. L’islam rend
l’aumône obligatoire, et lie de manière très
forte le don à la purification dans son troisième
pilier, la
zakât
. Siddhartha Gautama Bouddha,
né prince, prend conscience de la nature de la
vie, et quitte toutes ses richesses pour partir
pauvre. Il prêche le renoncement, le délais-
sement des désirs et des besoins. Vivre très
simplement, ne pas aimer les biens matériels,
cela n’implique-t-il pas d’agir toujours gratui-
tement ? Si l’argent en soi n’est pas abhorré ni
interdit par ces prophètes, leur vie simple, la
place secondaire laissé aux biens matériels, le
détachement des richesses, implique toujours
une vie de gratuité ; une vie où la gratuité est
naturelle, et n’est même pas un sujet en soi,
mais plutôt, ce qui est peut-être encore plus
fort, un corollaire inévitable de leur orienta-
tion vers le spirituel.
À la suite de ces êtres d’exception, des moines,
ermites, religieux, ordonnés, n’ont-ils pas,
tout au long des âges, font vœu de pauvreté ?
Or qu’est ce que le vœu de pauvreté ? Celui
qui le prononce s’interdit de s’enrichir ; par
conséquent, il fait le vœu que l’ensemble
de ses actes, pour le restant de ses jours,
devienne entièrement gratuit. Aujourd’hui, le
vœu de pauvreté est devenu à ce point désuet,
inconcevable, qu’on pouvait lire dans un
récent supplément d’un magazine pour enfant
consacré à la pauvreté, et destiné à éveiller
les enfants, que « personne ne choisit d’être
pauvre ». Pauvres prophètes. Désuet mais
pas abandonné ; de drôles de gens, dans les
pays industrialisés, rejoignent les rangs des
« freegans » (www. freegan.info). Ils vivent
sans faire usage de l’argent, c’est-à-dire sans
en gagner, et sans en dépenser. Leurs motiva-
tions et leur degré d’engagement sont variés,
mais la plupart font ce choix de vie pour se
distancier d’un consumérisme devenu, à leurs
yeux, trop injuste et trop mauvais. Ne leur
parlez pas de la gratuité commerciale évoquée
en introduction ! Ils n’en sont plus là.
De ces diverses facettes de la gratuité se dégage
une réflexion : elle est en fait toujours liée à
l’abondance, et est synonyme de « don ». Le
logiciel libre se partage à l’infini, car la capa-
cité de reproduction est « abondante » (le
coût est nul). Le néo-rural découvre la joie de
donner des légumes à ses voisins parce que
la nature lui en donne plus qu’il ne peut en
manger. Le freegan cesse d’acheter et vendre
parce que les poubelles sont pleines de denrées
comestibles. Celui qui suit un chemin spiri-
tuel y trouve une autre forme d’abondance ;
en étant pauvre, il a déjà assez, il peut donc
donner, vraiment donner. À l’inverse, la mise
à disposition gratuite d’un produit dans le but
d’en vendre un autre n’a aucun lien ni avec
le don, ni avec l’abondance. De toutes les
démarches explorées ici, c’est bien elle l’in-
trus, si bien qu’une définition juste et utile du
concept de gratuité doit l’exclure
La révolution numérique
a chamboulé cet
a priori
,
en introduisant dans les
marchés des produits
et services au coût de
production marginal nul
Les grands prophètes,
aussi divers qu’ils puissent
sembler être, ont tous
prêché la gratuité
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