La gratuité - Caminno Slow Janvier 2015 - page 6-7

Scipion
Quand on parle gratuité dans une entreprise ou
une organisation, on parle de comportement
désintéressé. J’avoue être plus que sceptique.
Tout le monde sait que l’organisation d’une
société, d’une collectivité ou d’un business vise
un intérêt personnel ou collectif. Dans le monde
professionnel, peut-être encore plus qu’ailleurs.
Angela
La gratuité existe dans toutes les sociétés,
parce qu’on en a besoin. Elle pointe dans
les relations d’amitié qui se tissent dans les
équipes qui travaillent dur, dans la convi-
vialité interpersonnelle, dans le respect des
valeurs fondamentales sans lesquelles nous
ne pouvons littéralement pas vivre…
Scipion
Si on en a besoin, c’est précisément qu’on y est
intéressé. Au moins, faudrait-il admettre que
le comportement désintéressé est altruiste ! Or
ce comportement n’est pas réel. N’oubliez pas
la remarque de Hume pour qui tout homme
est un « fripon » qui n’a d’autre ambition
que son intérêt privé ou encore la lucidité de
Nietzsche qui révèle la mauvaise foi de celui
qui prêche le désintéressement.
Angela
Réduire le comportement humain à l’intérêt,
c’est entrer dans l’esprit de soupçon qui
cherche toujours à dévaloriser les actes les
plus gratuits, à « déconstruire » les compor-
tements les plus désintéressés. Or je crois
qu’il faut se méfier du soupçon lui-même,
surtout quand il devient systématique : l’arme
Par
Pierre d’Elbée
Philosophe consultant - Fondateur d’Iphae Conseil - Associé Caminno
Gratuité contre intérêt, éternel débat. Nous avons imaginé la confrontation des
deux attitudes, avec l’homme de l’intérêt (Scipion, un prénom prédateur) et la
femme de la gratuité (Angela, un nom céleste).
Finalement, qu’est-ce qui motive le plus
les gens :
l’intérêt ou la gratuité?
du soupçon ne peut-elle pas être retournée
contre celui qui l’utilise ? Le chef d’entreprise
qui crée un business cherche bien entendu à
gagner sa vie mais pas seulement. « Si ton
seul but est de devenir riche, tu ne l’attein-
dras jamais » dit Rockefeller.
Scipion
Vous ne me ferez pas croire que ces démons-
trations de bonne volonté ne sont pas une
« tromperie voulue chez les uns, et un aveu-
glement volontaire chez les autres » (Marx).
Soyez réaliste, rappelez-vous La Roche-
foucauld : « L’intérêt parle toutes sortes de
langues, et joue toutes sortes de personnages,
même celui de désintéressé. »
Angela
Le sceptique doute de l’existence d’un acte
désintéressé, et le cynique y voit toujours
une supercherie. Vivre dans ce doute et cette
condamnation est un enfer. Il faut s’inter-
roger : pourquoi donc est-il si difficile de
prendre au sérieux ces milliers d’hommes et
de femmes qui servent à travers les associa-
tions des œuvres caritatives et bénévoles ?
Pourquoi donc le pire serait-il plus vrai
que le bien ? Il faut relire Bentham : « Dans
cette espèce de tribunal, un pressentiment
sympathique de la disposition générale fait
regarder le parti de la condamnation comme
le plus sûr : on préfère la supposition la plus
cruelle à la honte d’avoir soupçonné qu’une
personne ait pu avoir un principe louable
d’action ». C’est très juste : la force du
cynique est de jouer sur la culpabilité, et à ce
jeu-là tout le monde est perdant.
Scipion
Les bénévoles – c’est bien connu ! –
compensent le fait qu’ils ne sont pas rému-
nérés par des rétributions en pouvoir de déci-
sion et en image auprès de leur entourage,
ou même à leurs propres yeux. D’ailleurs, on
sait que le prétendu bénévolat n’est rendu
possible que par le conjoint qui travaille… Il
y a toujours quelqu’un qui paye, et donc la
gratuité n’existe pas vraiment.
Angela
Vos jugements sont tendancieux. Personne
ne dit que les bénévoles n’ont pas de satis-
faction, mais qu’ils travaillent sans rémuné-
ration, ce qui est une forme de gratuité. Par
ailleurs, le salaire du conjoint rend souvent le
bénévolat possible, mais pas nécessaire : bien
des personnes pourraient faire du bénévolat,
mais ne le font pas. La gratuité est avant tout
affaire de choix.
Scipion
Ne faut-il pas voir l’acte gratuit dans le meurtre
absurde d’un inconnu dans le train, imaginé
par Gide, acte dénué de tout sens, de toute
contrainte ? Bourdieu, montrait à juste titre que
le désintéressement est cet acte de folie, totale-
ment irrationnel, sans motivation ni intérêt.
Angela
À ce compte le désintéressement est un acte
monstrueux. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit
dans le monde réel.
Scipion
Justement, le monde réel des entreprises
est celui de l’intérêt. L’économie classique
affirme à juste titre que l’
homo oeconomicus
est un être parfaitement rationnel, dont
l’objectif est de maximiser sa satisfaction.
Et c’est cela le vrai problème de la gratuité
telle que vous l’envisagez : c’est qu’elle
est irrationnelle, puisqu’elle ne répond à
aucun intérêt. L’économie, en faisant le
choix d’un
homo oeconomicus
démontre
que l’intérêt est suffisant pour expliquer les
comportements humains, et qu’une approche
de la gratuité est inutile et inintégrable dans
une démarche scientifique.
Angela
Ni la science ni l’économie ne peuvent
prétendre dire tout de l’être humain. L’
homo
oeconomicus
est un modèle qui a ses limites.
La gratuité est au fondement de l’éco-
nomie, parce qu’il n’y a pas de business sans
échange, et pas d’échange sans confiance.
Et la confiance n’est pas un simple calcul de
risque, elle suppose une part de générosité.
Faire confiance, c’est donner plus qu’on ne
reçoit, au moins au début. Et si on donne,
comme l’entrepreneur qui prend le risque de
se lancer dans une aventure, ou l’équipe qui
cherche à réaliser un projet difficile, ce n’est
pas seulement pour en retirer un avantage,
un profit, mais pour vivre une expérience
qui a du sens. Cette part de gratuité est plus
qu’une cerise sur le gâteau !
Scipion
C’est précisément ce que j’appelle l’intérêt.
Angela
Mais non ! L’intérêt vise d’abord un avantage
pour soi, le désintéressement défend d’abord
l’intérêt d’autrui et parfois même contre son
propre intérêt !
Scipion
Avouez que vous avez intérêt à défendre le
désintéressement ! Ne voyez-vous pas là
une contradiction ? Croyez-vous vraiment
échapper à la logique universelle de l’intérêt ?
Angela
Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous
dites. Comme si, pour que la gratuité existe,
il fallait cesser de la défendre, cesser de
vouloir avoir raison. L’attitude de gratuité,
c’est être tellement donné à ce que l’on fait
ou à la personne que l’on aime, que l’on
s’oublie soi-même. C’est l’un des secrets de
l’existence réussie
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