La gratuité - Caminno Slow Janvier 2015 - page 12-13

Va, et reviens
Le garçon est devenu un homme. Sérieux, respectable, respecté.
Habitué à travailler son image comme ses relations. Il navigue en
eaux troubles dans les rangs sinueux d’un siège londonien, depuis
tant d’années déjà. Il fêtera bientôt les 20 ans de cette vie-là, à
laquelle il ne s’attendait pas, mais qui lui colle à la peau comme
ses yeux collent aux cours de la Bourse. Fiévreusement. La nuit
pourtant, depuis quelques mois déjà, un songe pressant le réveille,
à quelques heures de l’aube. Un songe, ou serait-ce juste l’empresse-
ment du cerveau à ne pas rester trop longtemps inactif ? Il ne saurait
dire, mais son esprit ensommeillé accueille une présence, à n’en pas
douter. Elle est là, près de lui, dans ces nuits fiévreuses, la belle
laissée 20 ans derrière, dans ce village dont il n’a eu de cesse de
s’extraire. Il l’avait aimée progressivement, profondément pourtant,
mais son destin à elle était de rester là, dans ce minuscule village
reculé, quand lui savait depuis toujours qu’il ne s’y ancrerait pas. Il
l’avait laissée, à regret sans doute, mais porté vers une autre histoire
que celle espérée par des parents revenus aux sources, à l’aube de
son dixième anniversaire.
Il est donc parti. Il a fait ce qu’il avait à faire : réussir, se dépasser,
comprendre vite et mieux que certains, parler doctement et plus fort
que d’autres. On l’écoute. Chaque journée de combat lui coûte une
énergie colossale, mais chaque succès lui confère, pense-t-il, un peu
plus d’épaisseur.
Aujourd’hui, face à une table sentencieuse et immense, dans un
vaste bureau dominant la Tamise, il reçoit pour la dernière fois le
comité exécutif d’une entreprise que son groupe convoite. La lutte
est âpre, mais ses objectifs sont clairs et rien ne le fera ciller. Il est
connu pour sa froideur. Celle-ci, aujourd’hui encore, lui servira de
rempart contre toute forme d’état d’âme. Il compartimente.
Mais à l’instant de lancer la dernière salve, la voici qui réapparaît.
Elle est là, il la perçoit comme jamais auparavant. Lumineuse, irra-
diante. Tous ses sens s’en trouvent en un instant comme tétanisés.
Il n’entend plus les objections, les regards perplexes de ses interlo-
cuteurs se brouillent dans une lointaine image. Elle seule émerge de
cette nébuleuse, mystérieuse et dense, parée de dentelle fine, comme
pour des noces qui n’en finiraient pas.
Enfant, adolescent presque, il a ressenti cette intense émotion. La première fois qu’il l’a vue,
petit Parisien débarquant pour l’été dans ce village esseulé, il n’a pu transcrire exactement
ce qui se passait en lui, mais il a su, profondément, qu’elle laisserait une trace indélébile.
Chaque été, il la retrouvait, discrète, un peu distante parfois. Il suffisait pourtant de quelques
pas volontaires pour briser l’apparente froideur. Elle le contemplait, petit garçon de la ville,
devenu adolescent ombrageux puis jeune homme impétueux. Il la scrutait lui aussi, d’un
regard distancié et incrédule d’abord, puis d’année en année, plus inquisiteur. Il avait fini par
céder. L’attraction qu’elle produisait sur lui s’était révélée dans toute sa force après quelques
années de doute. Un soir d’été, l’année de ses seize ans, il avait fini par l’approcher vraiment,
se couler en elle, tétanisé d’abord, puis cédant à ses charmes et son parfum unique, enveloppé
peu à peu par une sensation indicible, que plus jamais il ne trouverait auprès d’aucune autre.
Pourtant, sa vie d’homme accompli et convoité lui aura donné mille occasions de rencontres
sensuelles. Aux quatre coins du monde, nul territoire qui ne l’ait vu assouvir sa soif de
puissance dans les bras dociles de belles alanguies. Plus belles, plus séduisantes, plus prisées
qu’elle. Mais tellement moins signifiantes. Ce soir certainement, en hommage à ses talents à
nouveau démontrés, il se verra offrir, s’il le souhaite, quelques instants d’une torride compa-
gnie. C’est ainsi dans son monde et jusqu’à présent, il a décidé d’en savourer tous les codes,
jusqu’à l’étourdissement.
Mais ce soir, décidément non, il ne peut arracher à son corps tout entier la chaleur de cette
présence lancinante. Elle ne l’a pas quitté de la journée. La négociation a été un calvaire.
Jamais auparavant quelque dérivatif que ce soit n’avait pu détourner son esprit de la tâche
à accomplir, du dossier à clore, des millions à espérer de l’ultime signature. Si ce soir, il
succombe à quelque étreinte tarifée, il n’est pas exclu qu’il se cabre et s’emporte. La femme
désignée pour plaire découvrirait alors, sans doute, la violence d’un homme si perpétuelle-
ment entouré mais resté inexorablement seul.
Il faut qu’il la rejoigne. Quel qu’en soit le coût. Il sait que, des amis, il faudra subir les
sarcasmes ; des associés, les reproches incrédules. Lui seul pourtant, au plus profond de toute
son âme, au plus intime de tout son corps, sait qu’il s’agit d’autre chose. Il sait que s’il ne
la retrouve pas demain matin à l’aube, il ne pourra plus engager la moindre énergie dans
cette vie-là, dont les attraits n’ont plus de sens que pour ceux et celles qu’il comble de ses
largesses depuis tant d’années. Sera-t-elle là, toujours ? L’aura-t-elle attendu ? Si densément
belle, comment pourrait-elle ne pas avoir succombé à d’autres ? Il les voyait tous les étés, ces
jeunes hommes fougueux se lancer à son assaut. Comment aurait-elle pu ne pas les accueillir,
comme elle l’avait fait pour lui l’été de ses seize ans ?
Il lui faut partir. C’est maintenant. Il sait que ce qui se passe là n’aura pas de réplique. Il
faut l’entendre, cet appel inexorable. De son portable, fuyant cette tour immense plantée en
plein cœur du ciel londonien, il réserve un vol privé, hors de prix ; mais rien n’a de prix à ce
moment précis. Au petit matin, porté par cette foi qui le submerge, le sang lui fouettant les
tempes comme jamais aucune affaire n’a su le provoquer, il atterrit à quelques encablures de
ce village de pêcheurs où ses parents l’emmenaient enfant, puis adolescent, chaque été. Il sait
qu’elle sera là, fondamentalement présente, généreuse et accessible. Il connaît par cœur le
sentier de dunes jusqu’à elle. Il l’emprunte, par ce matin silencieux et glacial.
Et soudain, la voici. Elle est là, elle l’attend depuis toutes ces années, simplement fidèle, offerte
à lui comme jamais. Dans ce matin silencieux, balayé par un vent libre, il décide d’avancer
pour se trouver enfin. Seule une fine bande de sable encore ourlée d’écume le sépare d’elle.
Il était temps. Elle allait repartir…
Par Armelle Le Pennec-Panagos
Consultante en ressources humaines pour Galiléa
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