La gratuité - Caminno Slow Janvier 2015 - page 28-29

la télévision une musulmane dire que les cari-
catures de Mahomet l’avaient choquée mais
qu’elle savait faire la part des choses.
Pierre d’Elbée
Même le droit à la liberté d’expression est
encadré par des limites. On ne peut pas tout
dire, même en France. Ces limites (diffama-
tion ou calomnie, incitation à la haine, au
meurtre, transgression de la loi) peuvent
évoluer. Ce qui est en jeu c’est notre rapport
au sacré, c’est-à-dire, ce qui est le plus impor-
tant pour des croyants. Même si le blasphème
n’est pas condamné en France, tu convien-
dras qu’il faut une grande maîtrise de leur
part pour accepter la dérision ou des propos
blessants. Je crois que de nombreux citoyens
en France ressentent cette indignation. Trop
souvent provoqués, la colère monte…
Aurélie Jeannin
Sous prétexte que les sujets des caricatures,
ou des chroniques et autres billets d’hu-
moristes ou de commentateurs, sont des
personnes capables de saisir des armes pour
vous faire taire, doit-on précisément se taire ?
De façon théorique, peut-on défendre l’idée
que l’on aurait le droit de croquer quiconque
n’aurait pas de kalachnikov pour riposter
mais préserver ceux dont les représailles
peuvent être mortelles ? D’un point de vue
plus concret, je comprends bien l’idée que
Charlie Hebdo
aurait pu arbitrer, se dire que
dans un contexte social, géopolitique, leurs
caricatures étaient trop risquées. Mais d’un
point de vue idéologique, ils sont allés au
bout d’une conviction pure : rire de tout et de
tout le monde. C’est entier, jusqu’au-boutiste,
peut-être irresponsable, mais c’est cohérent.
Pierre d’Elbée
Est-il responsable de s’exprimer au point de
risquer l’assassinat d’innocents, et de mettre
le feu aux poudres ? Se taire pour l’unique
raison d’une menace est une attitude indigne,
je te l’accorde. Il faut savoir s’opposer à un
ennemi puissant et injuste (Kant). Mais il
faut aussi éviter d’exiger tout de l’autre et
rien de soi. Comme si j’avais le droit de tout
dire, sous prétexte que l’autre est soumis à
l’obligation de me respecter. Moi aussi j’ai
des devoirs, et pas seulement légaux, mais
moraux. Offenser gravement parce que j’en
ai le droit me parait une attitude peu géné-
reuse et bien arrogante. L’intelligence et l’hu-
manisme ne conduisent-ils pas à y renoncer ?
Non par peur, mais au nom de la fraternité et
du respect ? Tant que des propos insultants
sont diffusés d’une manière confidentielle,
c’est peut-être un mal assimilable par une
démocratie. Dès que l’on somme les citoyens
français de se positionner sur un slogan qui
flirte avec la calomnie et la diffamation, il me
semble indispensable d’être lucide. Entre la
provocation et l’assassinat, je choisis ni l’un
ni l’autre, même si je reconnais qu’il n’y a pas
de commune mesure entre eux. Je préfère la
paix. À l’échelle d’un pays, la liberté d’ex-
pression ne peut pas aller sans une attitude de
respect citoyen lié à la troisième valeur de la
République française : la fraternité.
Aurélie Jeannin
L’intelligence et l’humanisme sont de
répondre aux dessins cinglants par des
dessins, et non par des fusils. C’est là que
réside une attitude vraiment fraternelle.
C’est le rôle de l’éducation, de l’école, de
rendre les gens capables d’être des citoyens
libres et responsables. Les questions au
sujet de la responsabilité de
Charlie Hebdo
et des limites à la liberté d’expression sont
complexes mais je crois que ce qu’il faut
savoir entendre aujourd’hui, à travers la
mobilisation française autour de cet événe-
ment, c’est l’appel d’une société à retrouver
un vivre ensemble apaisé et respectueux.
Pierre d’Elbée
Un vivre ensemble apaisé et respec-
tueux suppose qu’on respecte les croyants
convaincus, qui ne sont ni intégristes ni
fanatiques, qu’on évite de les scandaliser,
qu’on respecte leur foi, qu’on n’exige pas
d’eux qu’ils se soumettent au slogan « Je suis
Charlie ». Ne nous méprenons pas sur l’indi-
gnation des personnes qui sont heurtées dans
leur rapport au sacré et ne comprennent pas
comment on peut manquer autant de respect
pour des choses qui sont sacrées pour elles.
Taoufik Limami
« Je suis Charlie pour construire un symbole d´unité. Je suis Charlie/
Je ne suis pas Charlie est, je crois, juste un choc des cultures supplé-
mentaire. Il n´existe pas de blague universelle, fort heureusement. Il faut
s´imprégner de la culture de l´autre pour accéder à ses richesses. Une
majorité d´hommes réprouve l´agression, donc l´insulte, mais chacun ses
codes… Drôle ou violent ? Provocation ou simple refus d´accorder un
traitement de faveur ? On peut rire de tout, oui mais… encore faut-il se
comprendre. Chacun ses codes : conservateurs, gay, Musulmans, Fran-
çais, Arabes, Hindous, parisiens, banlieusards… Nous avons tous à
l´esprit cette attitude différente et un peu choquante d´un autre, et nous
en parlons avec mépris. Nous avons besoin d´indulgence pour ne jamais
perdre la volonté d´être tolérant. »
Giuseppe Barbolan
« Si je n’ai que rarement acheté un numéro de
Charlie Hebdo
, je n’en suis
pas moins content qu’un tel journal puisse simplement exister. Il s’inscrit
dans une tradition séculaire et bien française d’irrévérence et de poil à
gratter envers tous ceux qui se prennent, ou prennent leur “idéal” un peu
trop au sérieux. Là où les gardiens du temple voient une insulte à leurs
croyances ou certitudes, et se braquent en jetant des anathèmes, d’autres
mécréants y trouvent l’occasion de rire de leurs propres défauts, d’être
beaucoup plus humains, et donc finalement plus proches de la divinité…
Un comble ! Alors oui, sans hésiter une seconde “Je suis Charlie”. »
“Mourons pour des idées, d’accord mais de mort lente…”
Georges Brassens
Il faut se méfier d’une forme d’arrogance
légale qui alimente la violence en prônant
le droit. Elle qui risque fort de produire un
déchaînement. Pire, on sème le doute dans
le cœur de croyants modérés en défendant
à l’excès des propos auxquels ils ne peuvent
adhérer. Identifier la ligne républicaine au
slogan « Je suis Charlie » est une pure erreur
de stratégie d’intégration. Si personne n’est
obligé de lire ce journal, presque tout le
monde sait ce qu’il y a dedans, surtout main-
tenant. Cela suffit pour créer un malaise,
une suspicion, une indignation, un esprit de
haine. La violence fonctionne comme une
spirale mimétique et, passé le seuil d’accep-
tabilité, elle se moque du droit. On passe
des crayons aux canons. C’est immoral,
mais c’est compréhensible. C’est pourquoi je
refuse de dire « Je suis Charlie ».
Aurélie Jeannin
N’oublions pas que nous parlons d’assas-
sinats. Rien ne doit pouvoir justifier la
violence. Alors, engouffrons-nous dans cette
brèche pour réaffirmer nos valeurs et nos
croyances, pour véhiculer des idées, pour
se parler, débattre. Voyons Charlie comme
un symbole et ce rassemblement comme un
prétexte. Comme le travail de ces dessina-
teurs, l’idée est de susciter de la réaction, et
donc de la réflexion. Être Charlie, c’est, pour
une fois, ne plus accepter les pincettes, les
circonstances atténuantes, les cas par cas.
C’est affirmer d’une seule voix, sans condi-
tion et sans trembler : on ne peut pas tuer
celui qui exprime son opinion. Pour tout cela,
je suis Charlie. Pour répondre à un Delfeil
de Ton rancunier ou à un Obama absent,
je citerai Salman Rushdie : « J’apporte tout
mon soutien à
Charlie Hebdo
, comme c’est
notre devoir à tous, pour défendre l’ironie
et l’humour, qui ont toujours été des armes
au service de la liberté, contre la tyrannie,
la malhonnêteté et la connerie. L’expression
« le respect de la religion » est devenue le
nom de code pour dissimuler « la peur de la
religion ». Les religions, comme n’importe
quelles idées, doivent être soumises à la paille
de fer de la critique, de la satire et, oui, déci-
dément, de notre intrépide irrespect. »
Christine Masserot
« Je pense à toutes ces familles victimes du terrorisme qui sont dans le deuil
et la souffrance. Je suis « Charlie » pour la liberté d’expression, liberté,
OUI, mais qui n’attaque pas, ne blesse pas, car cela empêche la frater-
nisation. Soyons tolérants, apprenons le respect mutuel des différences,
apprenons à écouter, à donner et aimer pour contribuer à la paix. »
Les religions, comme n’importe
quelles idées, doivent être
soumises à la paille de fer
de la critique
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