François de Montfort
Je crois qu’il y a un préalable à la question
des relations entre la gratuité et le business.
Il faut se poser la question : « Qu’est-ce que
l’homme ? » Est-il simplement à la recherche
de son intérêt ? L’égoïsme est-il le moteur
unique de son action ou est-il aussi capable
d’être mû par l’altruisme et la générosité,
de rechercher la coopération et la confiance
d’une façon désintéressée ? Nous expérimen-
tons chaque jour que nous appartenons à
ces deux mondes. Nous ne pouvons jamais
être sûrs de la pureté égoïste ou altruiste de
nos relations, et quelque part nos relations
échappent à une conceptualisation définitive.
Pierre d’Elbée
On croit souvent que le gratuit est seulement
altruiste et le lucratif égoïste. On augmente la
confusion en moralisant le débat, et en disant
que le gratuit altruiste est éthique, alors que
le lucratif égoïste est cupide. Or tout cela est
faux, car on peut faire le mal gratuitement,
et on peut développer un service à la fois
éthique et très rentable pour soi. En termes
d’éthique, le business est régi par la logique
de la justice, alors que la gratuité est régie
par celle du don, et le don est généralement
associé à l’amour, ce qui est plus valorisant
que la justice. Ni l’égoïsme ni l’altruisme ne
sont purement vertueux ou vicieux : on peut
observer des altruismes sacrificiels fondés sur
une injustice que l’on se fait à soi-même et
qui sont de véritables suicides. À l’inverse, le
gratuité
&
bus iness
commandement évangélique et la sagesse des
nations requièrent d’aimer l’autre « comme
soi-même ». Je trouve que tu as raison de dire
que nous sommes tous à la fois égoïstes et
altruistes. Je dirais même qu’un acte gratuit
(donner quelque chose) peut produire une
grande satisfaction personnelle, et qu’une
activité lucrative peut au contraire comporter
une part désintéressée. Ces paradoxes vont à
l’encontre de ce que l’on croit le plus souvent,
ce qui permet d’affirmer qu’il existe des
comportements de convoitise dans des acti-
vités caritatives et des comportements désin-
téressés dans les entreprises !
François de Montfort
Dans le monde de l’entreprise, je suis souvent
frappé par le fait que les responsables créent
une activité qui répond à leurs propres
besoins, et même parfois à des blessures
profondes qu’ils cherchent à guérir. Ces
réponses qu’ils trouvent et qu’ils transfor-
ment en projet, ils les partagent avec d’autres
dans le cadre d’une activité marchande. La
fragilité et l’altruisme peuvent ainsi consti-
tuer le cœur de la création d’entreprise. Au
départ dans la création d’entreprise, il y a
aussi cette confiance entre les associés, cette
bienveillance gratuite qui est le fondement
même de la décision et de la pérennité. Cela
n’empêchera pas la contractualisation, mais
à la racine il y a une volonté de coopération
confiante.
Dialogue de
François de Montfort et Pierre d’Elbée
Associés Caminno
Pierre d’Elbée
Je crois que ce qui nous empêche de comprendre
la place de la gratuité dans le monde de l’en-
treprise est la référence classique et exclusive
au profit. Quoique fassent les entrepreneurs et
leurs équipes, leurs activités sont censées n’être
motivées que par le profit, avec cette idée d’une
dureté, d’une âpreté au gain, de cupidité que
l’on peut lire chez Marx à propos du bour-
geois qui ne laisse « subsister d’autre lien,
entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt,
les dures exigences du paiement au comptant.
Il a noyé les frissons sacrés de l’extase reli-
gieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la
sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux
glacées du calcul égoïste. Il a fait de la dignité
personnelle une simple valeur d’échange ; il a
substitué aux nombreuses libertés, si chère-
ment conquises, l’unique et impitoyable liberté
du commerce. En un mot, à la place de l’ex-
ploitation que masquaient les illusions reli-
gieuses et politiques, il a mis une exploitation
ouverte, éhontée, directe, brutale. »
François de Montfort
Il est pourtant vrai que pour assurer son
développement, l’entreprise va optimiser sa
production, mesurer économiquement le flux
et maximiser la rentabilité. La généralisa-
tion des process et des contrôles peut avoir
tendance à étouffer notre désir naturel de
créativité, de don.
La généralisation
des process et des
contrôles peut avoir
tendance à étouffer
notre désir naturel de
créativité, de don
“Allez, encore un petit effort !”
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